7 mai 2019, 8h du matin. Grand soleil et ciel bleu à l’est, mais nuages au sud-ouest toujours bien trop nombreux à mon goût pour que ce jour, comme les précédents, ne se termine pas entièrement sous les nuages et avec peut-être de la pluie. Il me faut donc profiter sans tarder de cette belle lumière matinale, ce qui m’incite à rouler un peu plus vite que d’habitude sur l’une des pistes en terre battue de la zone nord du San Rafael Desert en Utah. Je connais un peu cette piste pour l’avoir déjà emprunté. Assez roulante, elle ne compte que quelques passages moins rapides où affleure la caillasse.
Cette piste permet d’accéder à des sites abritant quelques beaux spécimens de Sclerocactus parviflorus à fleurs roses et longues épines blanches. Ces cactus sont éparpillés en petites colonies et je veux revoir ce matin la plus proche d’entre elles composée d’une vingtaine de spécimens tout au plus. Je ne l’ai pas revue depuis 2016. Comment a-t ‘elle évolué ? Avec un peu de chance, et si je me réfère à d’autres parviflorus rencontrés hier et avant-hier dans la proche région, ces cactées devraient être en fleur.
J’ai en mémoire l’environnement dans lequel se trouvent ces parviflorus. Ils sont disséminés sur un talus long d’une bonne centaine de mètres, versant ouest de la piste, talus peu élevé où affleure à mi-pente une rangée de rochers aux arêtes saillantes. Des spécimens âgés à tiges un peu hautes occupent plutôt le haut du talus, d’autres plus jeunes la partie basse. Mais, surprise, arrivé sur place, je n’aperçois aucun cactus et ne reconnais pas vraiment le paysage. Je roule lentement sur deux à trois cents mètres puis fais demi-tour avant de descendre du 4×4. Mes notes de 2016 sont pourtant formelles, je suis bien au bon endroit et je devrais déjà apercevoir quelques spécimens. Mais je ne vois rien.
Je remarque d’abord les traces de pneus de plusieurs véhicules qui ont quitté la piste pour monter sur ce talus et s’aventurer dans le paysage. Ce n’est jamais bon signe. Je m’éloigne du talus, marche une centaine de mètres en portant mon regard au loin et en imaginant confondre ce paysage avec un autre. Puis, revenant sur mes pas et bénéficiant alors d’une vue plus générale, je suis soudainement frappé par une évidence : la couleur grise du paysage. Tout y est gris : la piste, les à-côtés de celle-ci, le talus jusqu’à son sommet. Autre évidence : hormis quelques maigres buissons, il n’y a plus de végétation, aucune des herbes basses et graminées qui dans les paysages traversés par cette piste tapissent habituellement le sol.
Perplexe, je passe quelques minutes à arpenter ce talus, essayant de comprendre ce qui a bien pu se passer, lorsque mon œil est attiré par deux petites formes pointues, d’un jaune clair presque lumineux, qui semblent posées sur le sol.
Je découvre alors avec surprise et stupeur les deux boutons floraux d’un parviflorus dont la tige encore petite est presque entièrement recouverte par des débris végétaux mêlée à de la terre grisâtre et séchée. Ce cactus est d’autant moins repérable que son épiderme montre une teinte verte bleutée assez proche de la couleur plus grisâtre de la terre qui l’entoure et le recouvre presque totalement. Sa présence n’est donc trahie que par la seule couleur jaune claire de ses fragiles enveloppes florales que sont calices et corolles qui ne découvrent pas encore leur fleur. Et il faut être vraiment sur le cactus pour identifier les minces lignes blanches qui fusent autour de lui comme étant ses longues épines abaxiales.
En observant la surface du sol balafrée d’innombrables boursouflures et jonchée de débris végétaux mélangés à la terre séchée, j’imagine que des pluies torrentielles ont bouleversé le sol du haut de ce talus. Ces pluies ont transformé des pans de terre en coulées de boue, arrachant avec force la quasi-totalité de la végétation avant de recouvrir le paysage et obstruer la piste. Il y a là les conséquences d’intempéries très violentes mais aussi récentes au vu de la couche de terre et de débris qui recouvre encore ce cactus. Ce parviflorus est un rescapé.
Il ne sera pas le seul. Sur la vingtaine de spécimens dont j’avais noté la présence sur ce talus, je ne vais en retrouver que trois, ce qui est bien peu. Tous de petite taille, tous plus ou moins recouverts de terre, l’un plus meurtri que les deux autres en ayant notamment perdu quelques-unes de ces longues épines centrales abaxiales, mais tous porteurs de boutons floraux grâce auxquels il m’a été possible de les repérer. Je me suis dit en les photographiant que leurs fleurs à venir étaient quand même un beau message d’espoir.
Au moment de quitter ce qu’il restait de ce site, j’ai été tenté de nettoyer ces trois spécimens épargnés, ne serait-ce que sommairement et en utilisant une partie des quelques dix litres d’eau (potable) toujours rangés dans ma voiture lors de tous mes déplacements comme celui-ci en pleine nature. Mais j’ai pensé que ce n’était pas forcément leur rendre service. La terre dans laquelle ils se trouvaient montrait encore par endroits de grandes plaques d’humidité. Mon intervention allait de fait augmenter cette dernière autour d’eux et, surtout, en prolonger la durée, alors que vent et soleil s’employaient déjà à la réduire. Par ailleurs et bien qu’ils aient vécu un véritable cataclysme, ces cactus montraient précisément par leur floraison à venir qu’ils avaient échappé au pire. Je me suis donc abstenu de toute intervention. Poursuivant ma route, je me suis dit que la nature ferait bien mieux les choses que moi-même.
Il a plu un peu ce 7 mai 2019, sur le tard en fin d’après-midi, une pluie sans orage, une pluie fine et bienvenue propre à débourber plus encore ces parviflorus afin qu’ils retrouvent peu à peu fière allure et que la teinte rose soutenu de leurs fleurs vienne enfin égailler toute cette grisaille. La vie continue !